Jeunesse éternelle

Le piège de la longévité

Ne pas vieillir, rajeunir ou – tant qu’à y être – ne pas mourir : l’être humain en rêve depuis longtemps. Les scientifiques d’aujourd’hui cherchent eux aussi une fontaine de jouvence. Et si allonger la vie était la pire de toutes les idées à avoir émergées dans l’esprit humain ?

« Mourir, ce n’est pas le fun. Vieillir non plus, dit l’anthropologue et communicateur Serge Bouchard. C’est une maudite engeance. » Que l’être humain cherche à contrer la dégradation physique et, ultimement, à vaincre la mort tomberait donc sous le sens. « On met beaucoup de pression sur la science, estime M. Bouchard, alors il est inévitable qu’on lui dise : fais en sorte qu’on ne vieillisse plus, qu’on ne meure plus ! »

Il y a deux ans, des chercheurs de l’Albert Einstein College of Medicine ont identifié une protéine qui serait responsable du déclenchement du processus de vieillissement chez la souris. En la manipulant, ils ont pu rallonger la vie de certains cobayes de 20 %. Aux États-Unis, de nombreuses institutions cherchent la clé du vieillissement, à commencer par le Buck Institute.

Les promesses des chercheurs sont à la hauteur de leur ambition. « D’ici 2030, les personnes âgées de 90 ans peuvent être aussi en santé que les personnes de 50 ans d’aujourd’hui », assure la fondation Mathusalem. Google, pour sa part, envisage rien de moins que l’immortalité, peut-être même avant le milieu du siècle…

JE OU NOUS ?

Ignace Olazabal, de l’Université de Montréal, conçoit que ce genre de discours séduise les gens, mais estime qu’il faut l’envisager de manière plus globale. « Quand ils sont séduits par ces choses-là, les gens ne pensent qu’à eux-mêmes, à leur propre corps », juge l’anthropologue, qui s’est intéressé aux baby-boomers. Frédéric Bouchard, titulaire de la chaire ÉSOPE de philosophie à la même institution, expose le problème en des termes similaires : « Est-ce qu’il y a des choses qui sont bonnes du point de vue individuel, mais pas souhaitable collectivement ? »

Dans le parcours de l’espèce humaine, une génération amène la suivante. Et lui cède la place. Appelons cela l’ordre naturel des choses. Notre société est déjà vieillissante : Statistique Canada a annoncé récemment qu’il y avait désormais plus de Canadiens de 65 ans et plus que de 14 ans et moins. Qu’arriverait-il si on parvenait à ralentir le vieillissement ? Vivrait-on plus longtemps en santé ? Y aurait-il une explosion des cas de démence ? « Qu’on me fasse vivre jusqu’à 100 ans, je n’ai rien contre, mais après ça, quoi ?, demande d’ailleurs Ignace Olazabal. Est-ce que le déclin serait long et pénible ? Est-ce qu’on mourrait du jour au lendemain ?

« Cette chimère s’inscrit contre les cycles normaux d’un parcours de vie qui consistent à apprendre, à travailler, à être vieux et à mourir, poursuit-il. Si on doublait notre espérance de vie, il faudrait que les cycles de vie soient modifiés en conséquence. Il faudrait que les gens travaillent plus de cent ans. Peu de gens seraient intéressés par cela. Comme des enfants, nous rêvons d’une vie très longue sans toutefois mesurer les tenants et les aboutissements d’une telle durabilité. »

Puisqu’il doute qu’on arrive à intervenir sur un élément qui contrôle tout le complexe processus du vieillissement, le philosophe Frédéric Bouchard s’inquiète d’une éventuelle « désynchronisation » de la dégradation du corps. « Si on agit sur un des processus du vieillissement, on ne touche pas nécessairement aux autres et ça ne va pas nécessairement se traduire par une meilleure qualité de vie », croit le penseur.

INÉGALITÉS BIOLOGIQUES

En faisant abstraction des obstacles réels qu’il reste à franchir, Frédéric Bouchard s’interroge aussi sur l’éventuelle « fragmentation » de l’espèce humaine. Un procédé pouvant rallonger la vie se vendrait très cher, selon lui. Ainsi, seule une fraction de l’humanité pourrait se l’offrir. Serait-il possible de conjuguer les intérêts politiques, économiques et sociétaux d’une élite qui vivrait 150 ans avec ceux d’une masse vivant moitié moins longtemps ?

« On serait devant une fragmentation de l’expérience humaine. À court terme, je pense qu’on ne pourrait plus dire que nous sommes une seule et même espèce », croit le philosophe. Les inégalités économiques actuelles donnent un avant-goût des problèmes qu’un ralentissement du vieillissement pourrait causer. « Les inégalités économiques deviendraient des inégalités biologiques », résume-t-il.

Il y a bien sûr des aspects « raisonnables » à cette quête de longévité. Ignace Olazabal évoque les progrès de la médecine, qui font qu’on peut déjà vivre en santé plus longtemps grâce à certains médicaments. « Il y a 60 ans, quelqu’un qui faisait de l’hypercholestérolémie et de l’hypertension était mort à 65 ans », rappelle-t-il. Ces problèmes peuvent désormais être contrôlés, avec un impact positif sur la qualité de vie.

ET LA PLANÈTE ?

Serge Bouchard estime de toute manière qu’une grande partie de ces promesses technologiques relèvent surtout de la pensée magique. « De toute façon, l’espèce humaine a rendez-vous avec elle-même d’ici 100 ans pour d’autres raisons. On est trop nombreux sur Terre, on consomme trop d’énergie, fait-il valoir. Si on ne meurt plus et qu’on est 10 milliards à espérer vivre 150 ans, on va faire sauter la planète. »

Frédéric Bouchard ne voit rien de positif, lui non plus, dans ce genre de scénario. Il pense néanmoins qu’il faut chercher à contrer le vieillissement, dans l’espoir de découvrir des solutions utiles à d’autres problèmes de santé. « Ce n’est pas une mauvaise idée de chercher, résume-t-il, mais c’est une très mauvaise idée de trouver. »

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